mercredi 27 mars 2024

Marlène Mauris, de la lumière dans la vallée

Marlène Mauris – Premier roman de l'écrivaine valaisanne Marlène Mauris, "Escarpées" porte bien son titre. Evocateur des années 1990, il relate la destinée d'une famille, d'un village, d'un microcosme niché dans une vallée du Vieux Pays. Venue de loin, la figure d'une jeune Française va éclairer ce monde "escarpé", justement, pas facile d'accès, d'une lumière nouvelle. Et tous les personnages de ce livre, Feodora incluse, s'en trouveront transformés.

Tout commence avec une scène fondatrice abrupte, celle de la mise à mort d'un chien que les trois filles de la famille d'Annette et Henri avaient fini par prendre en affection. Elles feront le deuil à leur manière – un deuil annonciateur d'un autre, d'une tout autre gravité. Puis vient la recherche d'un agneau, dont Henri, berger de profession, est responsable sans en être le propriétaire. 

De ces scènes villageoises, on pourrait déduire que "Escarpées" est un simple roman régionaliste. Mais non: peu à peu, l'écrivaine dévoile l'existence rude, au quotidien, d'une famille fondée un peu à la hâte, porteuse entre autres de frustrations pour Annette même si elle a été sincèrement amoureuse d'Henri – un Henri beau gosse, mais qu'il faut gérer, bourru, porté sur la bouteille, peu à l'aise avec les mots et l'expression des sentiments. Cette montée en tension, marquée par l'ambiance parfois bagarreuse des bals de village, le lecteur la vit nettement jusqu'au suicide d'Annette.

Dans ce roman, l'altérité apparaît par deux biais. Il y a d'abord le tourisme, gage d'une vision superficielle d'un monde qui, depuis la vallée où se noue l'intrigue, paraît lointain même si les contacts sont indéniables, parfois un peu gênants à l'instar des photos "authentiques" prises à la sortie de la messe par certains touristes. Mais qu'en est-il lorsque cette altérité s'invite chez soi? C'est à Feodora, artiste en devenir, gouvernante pour une durée déterminée auprès d'un Henri veuf et de ses trois filles, qu'il incombera de jouer ce rôle. 

La romancière a trouvé la bonne manière pour développer avec Feodora un personnage lumineux, malgré (ou peut-être justement grâce à) son penchant à faire des phrases qui contraste avec le monde pragmatique de la famille qui l'a engagée. Fonctionner ou vivre? La question fait l'objet d'une altercation entre l'institutrice de la plus jeune des filles d'Annette et Henri, Lucie, et Feodora.

L'écrivaine brille également par la représentation qu'elle donne des relations que Feodora construit, avec des hauts et des bas, avec les trois filles du foyer, chacune de tempéraments et d'âges différents. La plus âgée, Léonie, se sent par exemple naturellement proche de Feodora, alors que celle du milieu, Marion, aura tendance à provoquer et à se montrer protectrice envers sa petite sœur, Lucie, fière de ses lunettes: c'est le premier objet qu'elle porte et qui n'a pas appartenu à ses sœurs avant. Mais à l'école, on ne voit pas les choses ainsi...

Porté par un style maîtrisé qui rend justice avec finesse aux personnages et aux situations dans toute leur diversité, "Escarpées" se révèle un beau roman sur le choc d'humains confrontés concrètement aux altérités de tout poil et à la richesse que la rencontre peut apporter aux uns et aux autres. Cela, sans oublier la mise en scène réussie d'un contexte temporel spécifique, celui des années 1990: une époque où, même si la modernité arrive un peu partout, les mentalités ancestrales – porteuses d'un entre-soi et d'un esprit pratique qui n'a pas que des inconvénients – persistent. 

A relever enfin les illustrations âpres de Pierre-Yves Gabioud. Tentant de rendre entre autres, en nuances monochromes, les nuances de paysages enneigés, elles pourraient être celles que l'artiste Feodora aurait créées.

Marlène Mauris, Escarpées, Lausanne, Favre, 2024, illustrations de Pierre-Yves Gabioud.

Le site des éditions Favre.

Ils l'ont également lu: Rebecca

mardi 26 mars 2024

Femme idéale? La quête d'une vie...

José Seydoux – "Roman plus que féministe", intégrant dûment le point médian comme étendard de l'écriture inclusive, "LA" se présente comme un ouvrage inclassable, entre roman et texte de réflexions sur l'idéal féminin, que l'auteur appelle "LA femme". En une bonne centaine de pages, le lecteur découvre l'image qu'un homme se fait des femmes. Et derrière le narrateur, un certain Nicolas, on devine sans peine l'écrivain lui-même, qui a déjà abordé la question féminine dans plus d'un de ses ouvrages précédents.

"LA femme"? Le narrateur ouvre la porte au double sens d'une telle formulation. On le voit à la recherche d'un idéal du genre platonicien, d'une sorte d'Idée de la femme – les accidents, "féminité" incluse, étant le reflet tout personnel de sa vision du genre féminin. Mais si majuscules il y a, c'est aussi pour évoquer la note "la", qui donne le ton, entre autres, à tous les orchestres d'inspiration occidentale. Pour le narrateur, "LA femme" est donc source d'harmonie.

Et voilà: cet idéal n'appartient qu'à ce Nicolas du Pré qui se raconte au soir de sa vie. Comme aveuglé par cet idéal, il ne réussit cependant pas, et c'est tant pis pour l'ambition féministe de ce livre, à convaincre le lectorat de le suivre, jusqu'à envisager par exemple une société européenne convertie à un matriarcat mêlé de féminisme revanchard (on pense à Chloé Delaume qui, dans "Les Sorcières de la République", imagine une Académie française où seules seraient admises les femmes, dans un délai de rattrapage de trois ou quatre siècles), signifié par la surreprésentation subite des femmes aux lieux où tout se décide: parlements et gouvernements, directions d'entreprise, etc. 

Le principe même d'un matriarcat, posé en point d'orgue de ce livre, mérite qu'on s'y arrête: doit-on l'envisager à la manière des Mosuos, qui tolèrent des hommes dont la condition n'est guère enviable (voir l'ouvrage "Le Royaume des femmes" de Ricardo Coler, fort instructif malgré des limites liées à une approche essentiellement journalistique), ou de Valerie Solanas, qui, selon son "SCUM Manifesto" (qu'il faudra que je lise entièrement un jour), n'aurait aucun scrupule à les dégommer pour que les femmes puissent enfin s'amuser entre elles? Le narrateur a d'un tel projet social une vision bien optimiste, difficile à suivre: rien ne démontre qu'une société résolument matriarcale sera meilleure qu'une société simplement égalitaire, faisant à chaque instant les efforts requis pour davantage d'équilibre (et là, le narrateur touche juste, posant plus d'une bonne question dans le contexte d'une Suisse qui a encore quelques progrès à faire en la matière), sans placer aucun sexe sur un piédestal qui isole.

Enfin, le lecteur pourra être dérouté par la forme même de la narration, qui n'a pas su ou voulu faire le choix entre la forme de l'essai, fouillé et travaillé dans le souci de rechercher, par une dialectique bien comprise et à l'écoute de textes et de paroles antérieurs, les bons arguments pour convaincre, et celle du roman qui, résolument, mettrait en scène, dans toute sa richesse, "une saga familiale sur un siècle": l'auteur avait suffisamment de matière et d'intuitions pour en raconter sur plusieurs centaines de pages. 

Perdu entre les deux options, Nicolas du Pré, le narrateur, qu'on imagine issu d'une cité comme Gruyères, n'a pas toute l'épaisseur nécessaire pour devenir inoubliable dans l'esprit du lecteur. Quant à sa vision du monde et de LA femme, elle connaît aujourd'hui déjà quelques objections, auxquelles il aurait été intéressant qu'il trouve des réponses, en vue de faire avancer cet éternel et passionnant (a vivre, surtout!) défi qu'est la relation sans cesse à construire entre humains des deux sexes et de tous les genres.

José Seydoux, LA, Chavannes-de-Bogis, ISCA-Livres, 2024.

Le site de José Seydoux, celui des éditions ISCA.

lundi 25 mars 2024

Portrait d'une femme au temps où la dépression nerveuse était un tabou

Frédéric Lamoth – Le temps passant, l'exercice n'a rien d'évident: replonger, en tant qu'écrivain, dans l'existence d'une femme qui, dans les années 1980, a pratiqué un psychiatre réputé mais non exempt de zones d'ombre. Et pourquoi pas se glisser dans sa peau? C'est là la teneur du dernier roman de Frédéric Lamoth, "L'Été d'une femme". Tout commence par un article de journal suspicieux, écrit par une certaine Solène M., auquel répond celle qui sera la narratrice du roman: la patiente.

L'auteur explore avant tout la manière dont ces deux femmes vont s'approcher, s'apprivoiser, se faire confiance. C'est aussi un choc des générations, marqué dès les premières pages par l'opposition entre deux conceptions de la nudité féminine: alors que la narratrice a trouvé normal, en traitement, de se déshabiller face au psy, la journaliste s'offusque. La nudité est-elle forcément sexuée? Pas pour la patiente qui se souvient. Mais d'un autre côté, affirme une journaliste promptement révoltée, prompte aussi peut-être à voir ce qu'elle veut bien voir, elle ne semble pas indispensable à un traitement des âmes... L'auteur laisse ces deux visions face à face, sans juger, les laissant également légitimes.

Quant à la narratrice, vieille dame au moment du récit (nous sommes en 2016), elle apparaît comme une mère de famille comme il y en a eu beaucoup en Suisse dans les années 1980, tenant son ménage, baladant les enfants au gré des obligations, tenant sa place comme son mari tient la sienne, forte d'un salaire bien suffisant pour deux, et même plus. Mais la narratrice y trouve-t-elle vraiment son compte, au-delà de la disparition de la pression liée au fait de gagner sa vie et de préserver son emploi? Et l'amour dans tout ça? Le fait est qu'un jour, elle n'a plus réussi à se lever. L'auteur recrée avec justesse la difficulté qu'il y avait à l'époque à diagnostiquer ce qu'on appelle aujourd'hui le burn-out ou la dépression nerveuse.

L'adresse de l'auteur réside dans la manière d'utiliser le psy controversé comme un McGuffin: jusqu'au bout, le lecteur, faussement flatté dans ses instincts voyeurs, va croire que la narratrice a été victime d'un abus terrible, d'un viol, que sais-je. Mais voilà: la vérité de ce roman est ailleurs, et elle est plus profonde. La narratrice – et le lecteur avec elle – finit ainsi par comprendre, au fil des rendez-vous auprès du médecin, que c'est surtout l'indifférence face à un sort mal compris, à un vécu qui tourne à vide et dans lequel elle ne trouve plus son compte mais que la société n'est alors pas prête à entendre, qui la meurtrit. Victime d'une emprise? Oui, mais pas celle qu'on croit.

Ces impressions, l'auteur les souligne en mettant à l'honneur, au gré d'exergues, les chansons à la mode dans les années 1980. Des titres comme "La vie par procuration", "Désenchantée" ou "Papa Chanteur" prennent dès lors une résonance originale au fil des pages de "L'Été d'une femme", un roman social court mais dense, qui explore avec justesse ce qui a pu se tramer derrière les façades belles et anonymes d'une Suisse apparemment heureuse. La narratrice, une nouvelle Madame Bovary broyée par son temps? Il est permis de le penser.

Frédéric Lamoth, L'Été d'une femme, Orbe, Bernard Campiche Editeur, 2024.

Le blog de Frédéric Lamoth, le site des éditions Bernard Campiche.

Il l'a aussi lu: Francis Richard.

dimanche 24 mars 2024

Dimanche poétique 633: Nathalie Fiala

Vert

Je dis vert
Et l’horizon s’ouvre devant moi
Mille vallées flamboient
De rives, rires, rêveries et joie

Oui je dis vert
Et l’envers devient roi
L’envers s’éclipse pour l’endroit
Au moins une fois ?

29/11/07

Nathalie Fiala. Source: Bonjour Poésie.

vendredi 22 mars 2024

"La Disgrâce", ou le crépuscule des nobles... et de quelques autres

Sébastien G. Couture et Michaël Perruchoud – Longtemps attendu, le quatrième et dernier volume de la saga de Minnetoy-Corbières vient de paraître. "La Disgrâce" relate, comme son titre l'indique, la fin sans gloire d'un petit monde, tout en ouvrant la porte à une autre ère que certains personnages feront vivre à leur manière – c'est ce que dit l'épilogue. Mais reprenons les choses au début...

En bons feuilletonistes, les auteurs choisissent de faire ressusciter l'un de leurs personnages clés, mort dans un épisode antérieur. Probable? L'intrigue balance entre l'explication rationnelle, qui veut que le baron Robert du Rang Dévaux soit remplacé par un imposteur, et l'explication religieuse, qui veut qu'après tout, si un si grand seigneur a pu ressusciter, c'est qu'il peut reproduire un tel miracle: il n'y a qu'à le tuer à nouveau. Ces explications paraissent parfaitement plausibles dans un univers médiéval où le christianisme est consubstantiel de la vie quotidienne. 

D'une guéguerre à l'autre, "La Disgrâce" fait tomber quelques masques, révélant les traîtres et les manœuvriers, et paraît laisser la place à une équipe de personnages (pas) plus saine qu'avant, autour de Fanchon la fille de salle, de Camilla Clotilda Capodistria qui va épurer son duché et de quelques personnages secondaires. Mais comme il se doit dans un bon roman humoristique ayant un Moyen Âge de fantaisie pour contexte, cela n'ira pas sans moult duels et combats, éventuellement arrosés de bonne vinasse comme d'infâme piquette. On le sait en effet: les personnages du cycle de Minnetoy-Corbières sont de grandes gueules, porteuses de valeurs viriles fortement dopées à l'alcool, plus encore que de vrais héros.

Et justement: par l'humour de chaque instant, le virilisme des personnages est remis en question, les auteurs mesurant la distance qu'il peut y avoir entre ce qui est proclamé haut et fort par les personnages concernés et leurs actions réelles, marquées parfois par un pragmatisme qui n'est qu'un autre nom de la peur. Cette mise en question est soulignée par la mise en scène d'une manifestation féministe, anachronique mais parfaitement pertinente. Si modeste qu'elle soit, la revendication est embarrassante pour des personnages portés sur la bagatelle autant que sur la picole: OK pour vous enivrer entre hommes, mais pas pour tromper vos épouses tels des gorets!

C'est ainsi: derrière ce petit monde de (plus ou moins) nobles énergumènes portés par la boisson autant que par leurs mules et destriers (pas toujours sobres non plus), un chouïa de sagesse apparaît. Celle-ci se manifeste entre autres lors de discussions entre hommes sur la manière d'élever Gamin, qui reste jusqu'au bout un enfant taiseux, porté peut-être sur les choses de l'esprit. Certains personnages semblent même prendre leurs distances avec les libations qui les ont fait carburer jusque-là.

Derrière les péripéties donc, "La Disgrâce" relate, sur un ton faussement archaïque qui fait rire et sourire, la fin d'un monde. Si l'ambiance est crépusculaire, le ton ne se départit jamais de l'humour délirant, parfois vraiment finaud (qui aurait pensé que Cédère est un abbé? Ce ne sera jamais franchement dit ainsi, au lecteur de mettre les pièces dans le bon ordre...) qui caractérise cette vaste geste écrite à quatre mains. Et c'est avec élégance que les auteurs indiquent, dans l'épilogue, qu'il faut fermer la porte: certes, Fanchon, Alphagor Bourbier de Montcon, Gobert Luret, Eustèbe Martingale et quelques autres vont continuer à vivre. Mais leur destinée est une autre histoire.

Sébastien G. Couture et Michaël Perruchoud, La Disgrâce, Genève, Cousu Mouche, 2024.

Le site des éditions Cousu Mouche.

mardi 19 mars 2024

Premiers humains, premier meurtre: Caïn et Abel revisités

Gaël Grobéty – C'était audacieux, et le pari est réussi: "Au commencement était le meurtre", deuxième roman de l'écrivain suisse Gaël Grobéty, revisite à la manière d'un thriller l'épisode biblique (Genèse 4) de Caïn et Abel, l'un tuant l'autre. Astuce: bien sûr, on connaît le coupable. Mais comment va-t-on y parvenir? Dans un tel thriller fondé sur un mythe familier, c'est surtout le parcours d'enquête qui est intéressant. Le lecteur le découvre riche, sinueux, tendu et proche de la psychologie de personnages qui vivent de l'essentiel, découvrent ce que peut être le péché et pensent leur relation à Dieu.

Sur la base d'un récit biblique dont tout le monde connaît la structure, l'auteur développe un univers, jamais localisé sur notre planète, réduit mais précisément décrit. Il admet qu'Adam et Eve, premiers humains et premiers parents, ont vécu très vieux: ils ont 197 ans au moment où se déroule le drame. Et ils ont trente-trois enfants et neuf petits-enfants, parfois nommés selon la fantaisie de l'auteur, habile à créer des noms à consonance biblique – peut-être en se fondant sur les travaux de la chercheuse Dorine Ravanel, citée en dédicace mais mystérieuse même pour l'ami Google. Pour l'anecdote familiale, il est à noter que la Genèse (5:5) elle-même indique qu'Adam est mort à 930 ans...

Autant dire qu'il y a de nombreuses âmes qui vivent, déjà, en cette aube de l'humanité. Les plus jeunes apparaissent comme des promesses de vie, les aînées s'essaient à l'art (Yérubabbel) ou à la médecine (Thémech). Et l'on se marie entre frères et sœurs en cette première génération de l'humanité, qui s'interroge quant à la possibilité de s'éloigner du site où Adam et Eve ont élu domicile après avoir été chassés du paradis terrestre. Un paradis qui n'est pas bien loin, du reste, l'auteur exploitant les motifs du Jardin, secret parental qu'Eve divulguera pour sortir ses enfants de leur statut de mineurs, et du Fruit défendu aux capacités particulières.

Venons-en enfin au caractère de thriller de ce roman, et aux conditions particulières imposées par la relation de ce qui, selon la Bible, constitue le premier meurtre. L'auteur capte bien cette situation, décrivant à l'occasion l'état de choc de ceux qui l'ont vécu – des gens d'une famille qu'on découvre tout d'un coup plus fragmentée qu'il n'y paraît. Il relève aussi une particularité: les premiers hommes qu'il décrit n'ont pas encore l'expérience de la mort humaine, ou si peu: une femme décède de mort naturelle dans le récit.

Quant à l'activité de police, l'auteur sait la réinventer à l'aune de personnages qu'on imagine vivre, à vue de nez, au Néolithique. On découvre ainsi un Adam qui, fort de son autorité de premier homme et de père de tout le monde, impose en patriarche son autorité d'enquêteur. Il a du reste également inventé les châtiments pour dresser sa nombreuse marmaille – on pense aux "cages", malaisées à vivre lorsqu'on y est enfermé, ne serait-ce que pour quelques jours.

Enfin, il y a le chantre (ou coryphée?) Jodarak, porteur d'éléments antérieurs au récit du drame, qui porte un regard oblique, plus ou moins fourni, sur tout le roman – ceux-ci sont composés en italiques. Il n'en faut pas plus pour offrir au lectorat un roman incarné qui revisite les épisodes les plus mythiques de la Bible en adoptant un point de vue résolument humaniste, légitime, qui plonge dans la nuit des temps et montre les premiers hommes apprenant, déjà, nécessairement, à vivre ensemble. 

Enfin, après Guillaume Tell dans "La reine de cœur", voilà le deuxième mythe que l'auteur explore. Un filon pour une œuvre?

Gaël Grobéty, Au commencement était le meurtre, Genève, Cousu Mouche, 2024.

Le site de Gaël Grobéty, celui des éditions Cousu Mouche.

lundi 18 mars 2024

Quand la poésie rencontre l'image abstraite

Eliane Vernay et Isabelle Palenc – "... et tourne et roule et boule" est un ouvrage poétique qui ne manque pas de surprendre, voire de déconcerter. C'est aussi un livre artistique à plus d'un titre, puisqu'au fil des pages, les mots d'Eliane Vernay, auteure suisse, s'associent aux pastels de l'artiste française Isabelle Palenc.

Le titre a quelque chose de ludique en effet, de tourbillonnant, que le lecteur retrouve encore dans les premiers mots du livre, de même que dans le geste vigoureux des images de l'artiste, qui offre au poème le contrepoint de pastels aux limites de l'abstrait, faussement enfantins, véritablement entraînants pour l'œil.

Quant aux mots, ils s'avèrent entraînants aussi. Mais rapidement, c'est vers des impressions plus sombres que la poétesse entraîne son lectorat: face au choix des mots, on pense à l'exil, aux migrants qui traversent la Méditerranée en quête d'un avenir meilleur. C'est cependant dit de façon allusive, dans une écriture qui a quelque chose d'abstrait et permet au lecteur d'y voir ce qu'il veut. 

Le tourbillon verbal se prolonge du reste dans une mise en page aérée qui offre, avec ses blancs généreux, autant d'espaces de repos et de respirations pour le regard. Ces respirations permettent aussi de laisser résonner quelques associations de mots audacieuses, mises en valeur dans des vers le plus souvent courts, associés en strophes brèves et vagabondes sur la page.

Ces mots occupent l'espace pour recréer, à l'attention du lecteur, un long chant voyageur qui peint une certaine manière d'être humain. Quasi abstraite, la poésie des mots de "... et tourne et roule et boule" résonne parfaitement avec les couleurs des illustrations qui ponctuent l'ouvrage pour dire la vie humaine barattée jour après jour.

Eliane Vernay et Isabelle Palenc, ... et tourne et roule et boule, Espenel, Voix d'encre, 2023.

Le site d'Isabelle Palenc, des éditions Voix d'encre.